Habib Touhami: La «colonisabilité» au 21e siècle
Le mot «colonisabilité» a été inventé au siècle dernier par le penseur algérien Malek Bennabi (1905-1973) pour décrire la situation de certains pays tombés en décadence au point qu’ils appellent d’eux-mêmes à la colonisation étrangère. De nos jours, les puissances colonisatrices d’antan ne songent plus à coloniser qui que ce soit, du moins au sens usuel du terme, mais les communautés de bon nombre de pays ex-colonisés d’Afrique et d’ailleurs sont entrées dans un tel état de dégressivité (إنحطاط) et de division (إنقسام) qu’elles tournent le dos à une indépendance nationale chèrement acquise. Dans ces pays, l’ennemi intérieur rejoint l’ennemi extérieur et se met sans honte à son service.
A l’instar d’individus séquestrés qui finissent par développer un attachement confus à leur ravisseur (syndrome de Stockholm), les communautés permissives finissent par développer un attachement schizophrène à leur geôlier, qu’il vienne de l’intérieur ou de l’extérieur. Les élites ne sont pas seules en cause. Une partie de la population leur emboîte le pas. A cela plusieurs raisons. La première a trait à la défaillance de la mémoire collective et la rétraction de l’identité culturelle nationale. La deuxième touche à la confiscation des institutions par la minorité et à la méfiance accrue des masses envers l’Etat et les structures intermédiaires. La troisième se rapporte à l’incapacité de l’économie nationale de subvenir aux besoins du plus grand nombre. La quatrième concerne l’érection du consensus autocratique comme mode de gouvernement à la place du compromis démocratique.
De nos jours, la préservation de l’indépendance nationale n’est plus considérée par beaucoup comme un devoir incombant à tous. Depuis qu’elle est circonscrite à l’indépendance économique (solidité de la monnaie, excédents de la balance des paiements, autosuffisance alimentaire, etc.), l’indépendance nationale a perdu toute aura et toute symbolique. Or dans un monde dominé par le néolibéralisme, la financiarisation de l’économie et la globalisation des échanges, aucun pays ne peut se targuer d’être indépendant sur le plan économique, pas plus les USA que la Chine. La croissance chinoise dépend du marché américain et le niveau de vie des Américains des biens importés de Chine et d’ailleurs. On est loin du slogan «sans indépendance économique, il n’y a plus d’indépendance tout court».
Pour un pays comme la Tunisie, la préservation de l’indépendance nationale doit reposer nécessairement sur ce que seule la concordance nationale peut offrir: un socle solide de citoyenneté et de don de soi. Nulle diplomatie ne peut jouer de rôle protecteur quand le front intérieur est friable, aucune défense nationale non plus, quels que soient ses moyens ou le courage des hommes qui la servent. Le rejet de la tutelle étrangère et le refus de la sujétion ne s’érigeront comme un réflexe citoyen que si la politique intérieure rassemble au lieu de diviser, apaise les conflits sociopolitiques au lieu de les attiser; tout le contraire en somme de l’exercice solitaire du pouvoir et de la sous-représentativité du parlement.
Habib Touhami
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