Démocratie, diversité et égalité de genre dans un contexte de transition*
En cette période à la fois de trouble et d’enthousiasme, où tout invite à se projeter dans le futur malgré le flou dominant, on ne peut évoquer la question des femmes tunisiennes en tant que sujet à part. La question est celle de la citoyenneté, de l’identité et de la construction d’un avenir dont les contours nous échappent à tous. Après une révolution motivée par des aspirations de liberté, de dignité et de démocratie, savons-nous exactement ce que nous voulons ?
Certes ce que veulent les uns n’est pas toujours ce que veulent les autres. Et l’on s’inquiète pour cela alors que l’on ne devrait pas. La science actuelle nous apprend que la vie est faite d’antagonismes, de contradictions, de différences, de conflits… «Là où il y a vie, il y a conflit», disait le sociologue allemand R.G. Dahrendorf. L’inquiétude s’impose en période de transition, surtout, pour les catégories sociales dont le statut reste fragile et, de ce fait, sont prises pour cible par des forces réactionnaires qui refusent de regarder la modernité en face. A cet égard, il y a lieu de s’inquiéter pour le statut social des femmes, leur liberté et leurs droits humains.
L’espoir est que cette transition conduise notre pays vers la démocratie. Or la démocratie est un concept polysémique et sa mise en oeuvre est un processus long et complexe. Elle implique à la fois la préservation des libertés d’individus différents et responsables, et le maintien d’un ordre social pour que la vie en société soit possible. Dans cet article, nous mettrons en perspective trois questions: démocratie, diversité et droits humains des femmes. Nous terminerons par suggérer des pistes pour l’action associative et politique en vue d’assurer le respect de ces droits et d’oeuvrer pour leur institutionnalisation.
Démocratie et diversité
Un des bénéfices de la révolution est la prise de conscience par les Tunisiens de leur diversité, bien plus, de la nécessité d’accepter cette diversité, d’y voir une richesse plutôt qu’un handicap. La Tunisienne et le Tunisien sont en train de se frotter à la démocratie sans l’avoir jamais expérimentée. Et cette dernière est à la fois complexe et entachée d’ambiguïté. Elle est faite de croyances, de philosophies et de conduites divergentes, voire antagoniques. On se rend compte de cette ambiguïté à la lecture des multiples définitions de la notion même de démocratie. En voici quelques exemples :
• Pour Abraham Lincoln, «la démocratie, c’est le gouvernement du peuple, par le peuple, pour le peuple». A l’inverse, pour Oscar Wilde, «la démocratie, c’est l’oppression du peuple, par le peuple, pour le peuple», il prévient ainsi contre les dérives de la démocratie.
• Pour Gandhi, «la démocratie devrait assurer au plus faible les mêmes opportunités qu’au plus fort». A l’inverse pour Georges Bernanos, «les démocraties ne peuvent pas plus se passer d’être hypocrites que les dictatures d’être cyniques».
• Pour Louis Armand, «une démocratie est d’autant plus solide qu’elle peut supporter un plus grand volume d’informations de qualité» alors que pour Jean-Louis Barrault, «la dictature c’est «ferme ta gueule», la démocratie c’est «cause toujours».
Au-delà de toutes ces pensées justifiées certes, tout en étant contradictoires, nous apprécions celle plus pragmatique de cet économiste américain J. K. Galbraith qui écrivait :
«Je crois en l’Etat démocratique, mais celui-ci, j’en ai conscience, peut masquer une faiblesse des pouvoirs publics ou une absence d’Etat. Nous devons dépasser la notion de démocratie et exiger également la compétence...en observant le monde d’aujourd’hui, on constate que la compétence et l’honnêteté des pouvoirs publics sont l’impératif numéro un du développement économique.»
La démocratie effective, au sens où elle protège les droits humains, allie l’équité à la liberté d’initiative économique, sociale et d’expression, s’appuie sur une éthique et fonde une culture. C’est pourquoi elle est une construction de longue haleine. Mohamed Talbi considère que la démocratie «C’est la bataille pour la liberté, qui se gagne par le peuple sur le terrain à l’intérieur.»
Un être libre est celui qui est maître de son existence, agit selon ses choix personnels et ses convictions, même si, par ailleurs, il assume son appartenance à une collectivité et se soumet volontairement à ses règles en assumant que c’est la condition pour que la vie sociale soit possible. Il évolue dans un espace organisé tout en agissant en tant que «sujet» tel que défini par Alain Touraine , indépendant mais responsable. La liberté implique par conséquent la reconnaissance de la diversité et l’acceptation de la différence de l’autre. Ainsi la différence ne peut être plus perçue comme un mal mais comme l’expression d’un droit de la personne. Inversement, la liberté nourrit la diversité et celle-ci constitue in fine une richesse pour la collectivité. «Il n’est de richesse que dans la diversité.»
Rejeter la dictature d’un seul homme et du système qui le soutient, exiger l’alternance qu’autorise la démocratie, c’est reconnaître implicitement que le peuple uni est également divers, ses composantes sont multiples, les intérêts des uns et des autres sont différents, souvent opposés et conflictuels mais pas nécessairement exclusifs. Les intérêts divers peuvent s’opposer et néanmoins coexister et être tolérés dans un jeu social, politique ou économique « gagnant-gagnant ». La démocratie nécessite des relations sur la base d’un tel principe qui suppose que même si les partenaires ne regardent pas dans la même direction, ils appartiennent néanmoins à la même entité et sont dans le même bateau. La civilisation, dit-on, adoucit les moeurs au sens où elle crée les moyens de dépasser les formes violentes d’exprimer le rejet de tous ceux qui sont hors du groupe. La discrimination est l’une des formes de rejet les plus insidieuses. Elle est culturelle au sens où une fois les attitudes sociales bien intériorisées, elles commandent les comportements de manière inconsciente. L’infériorisation et le rejet de l’autre deviennent alors des comportements «naturels» que l’on n’a pas idée de remettre en question. Dans les sociétés patriarcales - les sociétés modernes en gardent des traces indélébiles - les principales victimes de l’inégalité et, dans certains cas, de sa forme extrême qu’est la discrimination, sont les femmes.
Femme et diversité
Si on met en perspective les questions « femme » et « diversité », on remarquera aisément que si le statut des femmes est infériorisé, si elles bénéficient moins que les hommes des opportunités, c’est principalement parce qu’elles sont différentes des hommes. Et ces derniers contrôlent généralement le pouvoir dans presque toutes les institutions depuis la famille et jusqu’au sommet de l’Etat.
Voici quelques preuves de la discrimination entre hommes et femmes du fait des paradigmes dominants de l’organisation sociale. Cette discrimination est évidemment plus prononcée pour les femmes les moins privilégiées. Commençons par les femmes rurales. Elles sont l’objet de toutes les discriminations au plan éducation, santé, accès aux opportunités économiques et participation à la vie politique. Selon des statistiques établies par le programme national de l’éducation des adultes en 2009, 72,6% des femmes analphabètes de moins de 14 ans appartiennent au milieu rural. Une étude publiée par le CREDIF en 2000 montre que la femme rurale travaille entre 8 et 12h 30 par jour selon les régions, alors que les hommes travaillent entre 3 et 10h par jour . Bien plus, le travail des femmes rurales s’inscrit, le plus souvent, dans l’informel, c’est-à-dire faiblement ou non rémunéré et en l’absence de droits sociaux. Le système de valeur les soumet à d’autres discriminations au sein de la famille dont la domination des hommes, le peu d’opportunité d’accès à la propriété et l’absence de liberté dans plus d’un domaine de la vie, y compris celui de disposer personnellement du salaire gagné à la sueur de son front.
Les Tunisiennes, en général, bénéficient de beaucoup moins d’opportunités d’emploi que les hommes. Le taux d’activité des femmes s’est stabilisé autour de 25 à 27%, ce qui veut dire qu’environ 3 femmes sur 4, d’âge actif (15 ans et plus), sont inactives (ni chômeuses, ni occupées). Et cela ne veut pas dire qu’elles ne sont pas productives sur les plans économique et social. Elles fournissent des services gratuits à la société en s’occupant de la famille (adultes, enfants et vieux), elles produisent au foyer et dans les champs sans rémunération. Elles assurent le rôle social stratégique de reproduction de la société si sous-estimé, y compris par elles-mêmes. Reproduire, c’est donner naissance, élever, soigner, éduquer, transmettre des valeurs et un savoir. Selon l’enquête nationale sur l’emploi réalisée en 2009, le taux de chômage des diplômées de sexe féminin dépasse le double de celui des diplômés de sexe masculin (32,2 % contre 14,6 %). Les femmes représentent près de 62% des chômeurs diplômés de l’enseignement supérieur .
On nous parle souvent de l’exception tunisienne, ce qui nourrit l’illusion de l’égalité entre les genres dans le bénéfice des droits et des opportunités. Or la réalité est tout autre. Alors que les rapports du Forum économique mondial de Davos révèlent une forte corrélation entre l’égalité entre hommes et femmes, d’une part, la prospérité et la compétitivité économique du pays, d’autre part, le principe d’égalité est bafoué par plusieurs pays. Un fossé plus ou moins profond s’est creusé. Il sépare les femmes et les hommes du point de vue du bénéfice des droits à l’éducation, la santé, le revenu et la participation à la vie publique. Malgré tous les acquis des femmes tunisiennes, le classement de la Tunisie relatif au fossé de genre est en recul.
Le calcul de l’index du fossé genre se fonde sur quatre critères: l’éducation, la santé, les opportunités de participation à l’économie et l’empowerment ou autonomisation politique. La valeur 1 signifie l’absence totale de fossé, ce qui est théorique. En fait, entre 2006 et 2010, les meilleurs scores ont varié de 0,81 à 0,85. Le score de la Tunisie a très peu évolué en 5 ans et sa position est en recul car d’autres pays sont en train d’évoluer plus vite, notamment au plan bénéfice des femmes de leurs droits de participation économique et politique. En 2006, la Tunisie était classée au 90e rang, en 2010, elle est classée 109e; durant cet intervalle, son score n’a pas dépassé 0,62 . Cette situation est non seulement lourde d’injustices à l’égard des femmes mais elle révèle par ailleurs un grave gaspillage de ressources humaines nationales dotées d’intelligence, de compétences inexploitées. Pourtant leur formation a un coût pour la société.
Que faire pour entretenir l’égalité de genre ?
Aujourd’hui que notre pays a fait sa révolution et s’engage dans le pluralisme politique et la tolérance de la diversité, on est engagé dans une phase de transition. On pénètre dans une zone d’incertitudes qu’il faudra gérer de manière à éviter les risques de retour de manivelle contre les acquis de la femme, fussent-ils incomplets. La situation n’est certes pas reluisante comme il a été montré précédemment, en revanche, des dangers menaçants pour les droits et les libertés de la femme tunisienne pointent à l’horizon. Quelle stratégie peut-on adopter si l’on veut éviter ces dangers, d’une part, et renforcer les droits humains des femmes dans notre pays, d’autre part ? Voici ci-après quelques pistes que l’on peut considérer :
1. Entretenir la participation des femmes à l’oeuvre de démocratisation du pays à travers les activités associatives et politiques, la participation aux débats exploitant toutes les formes d’expression écrite, orale, audiovisuelle et dans les réseaux sociaux. L’un des leviers du changement social est le discours dominant. L’absence d’un discours défendant les droits humains des femmes crée un vide qui ne tarde pas à se remplir par un discours réactionnaire ou un autre qui nie l’existence même d’inégalité de genre et de discrimination à l’égard des femmes.
2. Pour être efficace, l’action de défense des droits humains des femmes ne doit être ni erratique et désordonnée ni conjoncturelle. Elle doit s’articuler autour d’objectifs clairs, visant le long terme et partagés par plus d’une structure, tels que ceux-ci :
a. protéger les nouvelles générations, les jeunes femmes et les petites filles d’aujourd’hui, contre le risque d’entrer dans la nouvelle histoire de notre pays à reculons et voir leurs droits et leurs libertés se rétrécir pour se confiner dans un statut social de citoyennes de seconde zone,
b. sauvegarder et développer les droits de la femme d’abord en tant qu’être humain qui doit disposer de son corps et de ses choix de vie, en tant que citoyenne qui dispose de tous les droits politiques en vigueur dans le pays, et en tant qu’acteur social qui dispose du droit d’investir les domaines économique, social ou politique au même titre que les hommes,
3. Une fois de tels objectifs adoptés par un noyau d’associations et de partis, il faudra les diffuser et oeuvrer pour qu’ils soient adoptés par d’autres associations et partis politiques soucieux de la condition future des femmes, ou se déclarant comme tels.
4. Rappeler et mettre en avant dans les discours et activités concernant les femmes, les conventions internationales déjà signées par la Tunisie qui sont en rapport avec les droits de l’homme et plus particulièrement la Convention de Copenhague de l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’encontre des femmes (CEDAW). Cela rappellera à tous les engagements de la Tunisie à l’égard des droits des femmes.
5. Exiger des instances administratives la publication des rapports officiels avec les vrais chiffres concernant le bilan de l’action pour l’élimination des formes de discrimination à l’égard des femmes.
6. Mettre en évidence à travers des campagnes d’information toutes les formes d’injustice et de discrimination subies par les femmes aussi bien dans la sphère familiale, professionnelle que publique. Parallèlement, mettre en évidence le rôle stratégique des femmes dans les divers domaines de la vie en communiquant sur leurs expériences domestiques, professionnelles, politiques et associatives et en publiant des données fiables relatives à leur contribution au PIB fût-ce à travers des activités domestiques non comptabilisées mais se prêtant, du moins provisoirement, à des estimations.
7. Organiser des rencontres et des ateliers en vue de révéler et de préparer des femmes à se présenter aux élections dans des positions de têtes de liste. Le principe établi pour l’élection de l’Assemblée constituante étant la parité, il faudra travailler pour s’en rapprocher le plus possible en donnant confiance aux femmes dans leurs capacités de leadership.
8. Travailler pour la création d’une structure de veille chargée de révéler et de dénoncer les pratiques de discrimination à l’égard des femmes en matière de recrutement, de formation, de promotion, de rémunération ou d’octroi de crédit.
9. Elaborer et proposer un projet de loi qui sanctionne les discriminations à l’égard des femmes en matière d’emploi et plus précisément le refus d’un poste à une candidate femme en raison de son sexe, en matière de rémunération ou de gestion de carrière.
10. Elaborer et proposer un projet de loi visant la révision des horaires désuets de travail administratif et scolaire actuels, de manière à aider les femmes à assumer conjointement leur double rôle social et professionnel, réserver un espace temps pour la culture, les loisirs et la vie familiale, et permettre aux enfants de vivre leur enfance.
11. Valoriser le savoir et le savoir-faire des femmes : art culinaire, artisanat, gestion domestique… Proposer des programmes pour en faire des métiers pouvant bénéficier de formation, de recherche & développement, de mécanismes de franchise, le tout permettant d’aboutir à des activités à forte valeur ajoutée et à la création d’emplois. Il existe des localités dans notre pays où le principal capital est celui du savoir et du savoir-faire des artisanes. Mais c’est un capital peu valorisé donnant lieu à des activités à faible valeur ajoutée et un commerce inéquitable dont les principales victimes ne sont pas uniquement les femmes mais des régions entières engagées dans le cercle vicieux de la pauvreté. Valoriser le savoir-faire des femmes, c’est sauver une mémoire collective, créer de la richesse et amener les communautés dont elles sont issues à apprécier leur héritage, leur culture ainsi que leur capacité d’innovation.
Voilà tout un programme qui nécessite un processus d’actions et un travail de longue haleine. Pour enclencher un tel projet dans le contexte actuel, il faudrait organiser un forum réunissant des institutions de la société civile qui se considèrent concernées par les droits humains des femmes. Il ne s’agira pas seulement des associations féminines mais aussi de toutes les autres associations qui travaillent dans le domaine de l’entrepreneuriat, du développement, de l’emploi, de l’art, de la culture… Il en est de même des partis quelle que soit leur couleur, dans la mesure où ils déclarent qu’ils ne sont pas indifférents à la question des droits humains des femmes. Ce forum devrait aboutir à fixer des objectifs communs qui serviront de plate-forme pour leurs programmes politiques et leurs activités destinés à renforcer l’égalité des genres, la lutte contre les différentes formes de discrimination à l’égard des femmes et le développement d’un cadre institutionnel qui empêchera, dans le long terme, le creusement du fossé genre dans notre pays.
L’action citoyenne en faveur des droits humains des femmes ne se limite pas à la dénonciation des inégalités de genre, elle doit également générer une force de propositions institutionnelles en vue d’esquisser les contours de ce que sera la future société démocratique tunisienne. Elle devra ainsi contribuer à ce que les droits des femmes ne soient pas un fait du prince qui se targue de « les octroyer » parce qu’il le veut bien, mais le fait d’une société qui refuse de se priver des compétences de la moitié de son capital humain pour raison de sexe.
*Texte d’une présentation faite par l’auteure le 11 juin 2011 à la Conférence Maghrébine autour du thème “Démocratie, gouvernance et rôle des femmes dans un contexte de transition », organisée à Tunis par AfrimaLife
Riadh Zghal
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Pour réussir au fil du temps, l'éducation au libre-arbitre et à la confiance en soi sont des bases indispensables, mais en complément, pour créer des opportunités plus nombreuses, il est précieux de faire émerger des femmes comme chefs d'entreprises et de constituer des groupes de pression avec des intellectuels et des professons libérales, qui qse battent pour la promotion des femmes. Bravo et bonne chance pour votre programme ambitieux et réaliste. Edouard STACKE Psycho-sociologue France