Questions à ... - 15.07.2012

Tahar Ben Lakhdar et Mohamed Naceur Ammar

Juillet, c’est le mois de l’orientation universitaire pour des dizaines de milliers de nouveaux bacheliers, mais aussi des étudiants qui souhaitent changer de filières ou aller plus loin. Les options ne sont pas nombreuses : l’enseignement public, les établissements privés ou le départ à l’étranger. Le tout avec à la base une double grande interrogation : comment garantir la réussite pour accéder au marché du travail ? Et combien ça coûte si on choisit le privé ou l’étranger ? Deux questions qui constituent en fait la problématique centrale du système.

Avec 42 établissements autorisés, accueillant plus de 17 000 étudiants (dont plus de 4 000 étrangers), l’enseignement supérieur privé tunisien, né il y a à peine 11 ans, connaît une évolution rapide, avec son lot de réussites et d’insuffisances. Réussite de certains établissements qui ont misé sur la valeur scientifique et académique, investi dans le corps enseignant et les infrastructures, faisant fi de toute considération purement commerciale. Insuffisance pour d’autres qui n’arrivent pas à se conformer totalement à la réglementation en vigueur et offrir à leurs étudiants les conditions nécessaires à leur bonne réussite. Le gap risque de s’élargir.

Mais plus, la compétition s’accélère depuis la révolution. Pas moins de 25 nouvelles demandes d’autorisation ont été déposées auprès du ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche scientifique. En plus de certains groupes tunisiens formés notamment par d’anciens enseignants et dirigeants universitaires, de grandes universités internationales, nord-américaines, européennes et arabes (pays du Golfe), envisagent sérieusement de se lancer dans le secteur. La cible visée ne se contente pas des étudiants tunisiens mais s’élargit à des étudiants étrangers de divers pays, en priorité ceux de la Méditerranée, de l’Afrique subsaharienne et de la région arabe. Certaines nouvelles universités se consacreront à l’économie, au management, au marketing et d’autres aux technologies et dispenseront leur enseignement totalement en langue anglaise.
Mais quelles sont...

I - les spécificités distinctives de chaque établissement (filières, modèle pédagogique, enseignants, partenaires étrangers, locaux, frais…) ?
II - Quelles sont les difficultés rencontrées ?
III - Quels sont les conseils que vous donneriez aux futurs étudiants et aux parents pour bien choisir l’université privée à fréquenter ?
IV - Comment promouvoir l’enseignement privé universitaire en Tunisie ? Que doit faire le gouvernement ? Que doivent faire les universités ?  
V - Comment attirer plus d’étudiants étrangers ?

Après Ridha Gouiaa, directeur de  l'APBS (Avicenne Private Business School),  Farouk Kammoun directeur de SESAME, Ridha Ferchiou, président de l'Institut Tunis-Dauphine c'est au tour de Tahar Ben Lakhdar, président du groupe Esprit et Naceur Ammar dircteur sientifique de répondre à nos questions :

1. Quelles sont les spécificités distinctives de votre établissement (filières, modèle pédagogique, enseignants, partenaires étrangers, locaux, frais...) ?

Tahar Ben Lakhdar

La devise d'ESPRIT est de « former autrement ». Et ce n'est pas un vain mot, dans la mesure où dès le départ le projet ESPRIT était conçu en vue de doter l'établissement de tous les attributs d'un acteur de choix dans le système national de formation d'ingénieurs.

ESPRIT s'est ainsi développée en renforçant ses marques de différenciation, guidée en cela par le souci de compléter l'offre publique existante de formation d'ingénieur, plutôt que de la dupliquer, d'une part, et par l'adoption d'une démarche qualité collant au plus près aux standards internationaux d'autre part.
La première différenciation concerne le profil d'ingénieur ciblé. En proposant des cursus intégrés et progressifs de 5 années post- baccalauréat avec des entrées multiples à tous les niveaux, de la première à la quatrième année, ESPRIT vise à former des ingénieurs « opérationnels » dans différentes filières : génie informatique, génie des télécommunications, génie électromécanique, génie civil.

Ce qu'on entend par ingénieur opérationnel à ESPRIT, c'est un ingénieur qui, en plus des compétences scientifiques et techniques nécessaires, se distingue surtout par ses compétences transversales traduites par des aptitudes personnelles, des capacités professionnelles, des aptitudes interpersonnelles ou relationnelles et des compétences liées à l'exercice du métier de l'ingénieur.

Une autre différenciation importante – sinon décisive – d'ESPRIT se situe au niveau des ressources déployées en vue d'atteindre les objectifs de l'établissement au premier rang desquels figure l'insertion rapide des jeunes diplômés dans un marché du travail sans cesse évolutif, très exigeant, et de plus en plus mondialisé.
Hormis les infrastructures disponibles sur le campus (espaces couvrant plus de 23 000 m2 sur deux sites alloués à l'enseignement, aux travaux pratiques, à la R&D, à l'hébergement, à la restauration, aux activités culturelles et sportives, etc.), ESPRIT œuvre pour la mise en place d'un cadre favorisant la recherche d'une excellence pédagogique, en plus de l'excellence en recherche développement ou R&D.
Avec près de 140 enseignants permanents, la politique de l'établissement vise un double objectif :

- Mette l'étudiant au centre de sa formation,
- Centrer la formation sur l'apprentissage.

En ce qui concerne les frais de scolarité et en l'absence des aides et subventions publiques – pourtant prévues comme incitations légales à l'investissement dans le secteur de l'enseignement supérieur privé -, ESPRIT a réussi, grâce à un modèle économique approprié et une gouvernance efficiente, le pari de serrer sur ces frais pour qu'ils ne soient pas rédhibitoires pour les parents, sans pour autant lésiner sur les moyens nécessaires à la qualité.

En effet, la perception partagée de l'enseignement supérieur au sein de l'équipe fondatrice d'ESPRIT est qu'il s'agit avant tout d'un bien public, quand bien même il est assuré par un opérateur privé. C'est pour cela qu'ESPRIT offre des bourses aux étudiants méritants en les exemptant partiellement ou totalement des frais de scolarité. Ces bourses ont touché près de 10% des effectifs inscrits en formation initiale en 2011-12.
Par ailleurs, nous sommes persuadés à ESPRIT que notre premier client reste sans conteste l'entreprise qui emploie nos ingénieurs, et pour laquelle il faut tout mettre en œuvre pour satisfaire les attentes déclinées en qualifications et en compétences. Quant à l'étudiant, bien qu'il supporte pour le moment les frais de scolarité, et dans l'attente d'un système de financement plus équitable de type public-privé, nous le percevons davantage comme un produit et mettons tout en œuvre pour son apprentissage d'un métier et son insertion dans le marché du travail qui lui procureraient en quelque sorte une satisfaction sociale et un retour sur investissement au plan individuel.

2. Quelles sont les difficultés rencontrées ?

Tahar Ben Lakhdar

Il est relativement aisé de construire un institut de formation. Mais beaucoup plus difficile de construire une école d'ingénieurs, et plus encore une école porteuse d'un projet spécifique tel que celui que je viens de décrire.
Il est communément admis que les trois missions, interdépendantes, des écoles d'ingénieurs sont la formation initiale, la formation continue et la recherche. Portés par la conviction qu'aucune de ces missions ne saurait être éludée, et que seule la constitution d'un corps enseignant qui soit en mesure d'y répondre est garante du succès et de la pérennité du projet, nous avons entrepris de constituer ce dernier, en nous heurtant aux difficultés inhérentes à une tâche aussi colossale.

Car il ne s'agit pas que d'un problème – quantitatif - de recrutement. L'enjeu était aussi et surtout qualitatif. L'orientation des formations d'ingénieur à ESPRIT étant, on l'a dit, clairement ancrée dans l'innovation, avec le déploiement de pédagogies s'inspirant des méthodes « learning by doing » (pédagogies actives de type approche par les problèmes ou bien par les projets, activités de mise en situation, etc.), en cohérence avec l'approche par les compétences et l'assurance qualité préconisées par les instances d'évaluation et d'accréditation, il nous fallait les enseignants correctement formés pour les mener à bien. Le processus entamé depuis dix ans vient d'aboutir à la création d'un Centre d'Innovation Pédagogique traduisant de façon claire la volonté d'accompagner la mise en œuvre de ces pédagogies par un effort important de formation des formateurs à ESPRIT.

On ne peut concevoir un corps enseignant universitaire sans activité de recherche. Or, sur ce plan, la difficulté était double. D'une part, il y a une difficulté intrinsèque à développer une activité de recherche. Celle-ci demande non seulement du temps et de l'argent, mais aussi et surtout du personnel hautement qualifié. D'autre part, l'université publique a mis plus de trente ans, depuis sa création à l'aube de l'indépendance jusqu'à la mise en œuvre de la loi sur la recherche en 1999, pour commencer à organiser la recherche en son propre sein. On comprend donc que la difficulté soit encore plus grande pour une université privée, qui a été jusqu'ici écartée par principe du bénéfice des fonds publics de financement de la recherche. Ce qui n'a pas dissuadé ESPRIT de créer un environnement dédié à la recherche, EspriTech, en le dotant de plateformes de développement et d'innovation.

Là encore, il y a une différence de taille avec la recherche théorique, dominante dans les structures publiques. Il s'agit plutôt d'activités de recherche développement ou R&D mettant l'accent sur la veille technologique, la maîtrise des technologies avancées, la recherche appliquée allant jusqu'à la l'élaboration de prototypes, la valorisation, le transfert et la dissémination des résultats. Autant dire que la démarcation à ce niveau réside dans le fait que les activités de R&D menées à EspriTech sont davantage tirées par la demande des entreprises en quête d'innovation, d'une part, et par les tendances lourdes de développement technologique dans le monde d'autre part. Une dizaine d'unités sont d'ores et déjà actives dans ce domaine et couvrent des thématiques de pointe comme le cloud computing, les applications mobiles, M2M, le transport intelligent, etc.

Enfin, en matière de formation continue, ESPRIT met toute son expertise à travers Esprit-entreprises au profit du développement du capital humain. Il ne s'agit pas seulement de remplir pleinement notre triple rôle, mais aussi de susciter des ressources financières complémentaires qui nous permettant de réduire le fardeau des familles dans la formation de leurs enfants. Esprit-entreprises propose à cet égard aux entreprises et aux individus des formations qualifiantes, des formations pour l'emploi, des certifications, couvrant aussi bien le champ des compétences techniques que celui des compétences transversales (soft skills). En plus des centres de certification Prometric et Pearson Vue, Esprit-entreprises vient de créer un centre de préparation aux certifications linguistiques (TOEIC, TEF/TEFAQ). Par ailleurs, une action pilote baptisée TACT-Academy vient d'être couronnée de succès. Placée dans le cadre d'un partenariat public-privé et réunissant 10 entreprises IT agissant dans l'offshoring (membres de TACT, Tunisian Association for Communication Technologies), l'agence nationale de l'emploi, et Esprit-entreprises, cette action de formation a permis la qualification de 170 demandeurs d'emploi en vue de leur insertion effective dans les entreprises en question. Le succès de cette opération est matérialisé par un taux de réussite de plus de 80% dans les certifications technologiques (Java, C++, .Net, Business Intelligence,…) et linguistiques (TEF, TOEIC) obtenues par les apprenants.

3. Quelles sont vos ouvertures à l'international ?

Naceur Ammar

L'ouverture d'ESPRIT à l'international s'est faite en cohérence totale avec la politique de l'établissement, visant la complémentarité, la synergie et la reconnaissance. Cette ouverture offre un cadre d'échanges fructueux et féconds, favorisant la mobilité des étudiants et des enseignants, le transfert d'expériences et la mise en œuvre de cursus conjoints et de doubles diplômes.

De nombreux accords de coopération interuniversitaires sont ainsi conclus, au premier rang desquels il y a lieu de citer :

- Le double diplôme avec les universités de Paris-Dauphine et de Paris I-Sorbonne dans la cadre d'un executive MBA destiné à donner des compétences managériales à des cadres techniques ;

- Le double diplôme avec Polytech'Sophia de l'Université de Nice au sein des options « Ingénierie financière et informatique » (InFinI) et « Informatique embarquée », toutes les deux relavant de la filière génie informatique ;

- Le double diplôme avec Télécom Lille I au sein de l'option « Réseaux mobiles » de la filière génie des télécommunications ;

- Le double diplôme avec Télécom Montpellier au sein de l'option « TIC et santé » des filières génie informatique et génie des télécommunications ;
Une autre ouverture vient de s'enclencher sur les universités américaines à travers le FSP (Fulbright Specialist Programme). ESPRIT a en effet bénéficié de 5 missions de professeurs visiteurs issus de grandes universités américaines durant l'année 2011-12.

Par ailleurs, l'international à ESPRIT ne se limite point aux échanges interuniversitaires pour inclure de nombreux accords de partenariat avec des grandes multinationales. Ces accords constituent le cadre de consolidation des formations orientées métier au sein des filières existantes. Sun, Cisco, SAP, Microsoft, Google, etc. sont autant d'enseignes à citer dans ce contexte.

4. Quels sont les conseils que donneriez-vous aux futurs étudiants et aux parents pour bien choisir l'université privée à fréquenter?

Naceur Ammar

Au risque de vous étonner, la question ne se limite point à un choix entre universités privées. C'est comme si vous opposiez public et privé. Cette opposition est d'autant plus inappropriée que nous nous inscrivons plutôt dans une logique de développement conjoint des deux secteurs et de partenariat public-privé.

A l'exception d'une élite pour qui des voies d'excellence toutes tracées sont proposées, la question de choix d'une filière et d'un établissement est rendue complexe et ardue pour la majorité des nouveaux bacheliers, de par l'offre pléthorique proposée dans le guide d'orientation, le manque de visibilité sur les perspectives métiers et carrières au-delà des parcours académiques, et une orientation mécanique aveugle ne prenant pas en considération les qualités intrinsèques telles que la motivation, le potentiel de progression, etc.

A proprement parler, il y a plusieurs questions à se poser avant de se fixer sur un choix. La première a trait à la projection métier au-delà des études supérieures.

Si le choix est de devenir ingénieur, ce qui correspond à notre vocation à ESPRIT, la question subsidiaire est pour quel profil et dans quel domaine.

Pour la catégorie des bacheliers méritants, forts en mathématiques et en sciences physiques, la voie des classes préparatoires offre une opportunité de construire une très solide culture scientifique de base, pouvant être consolidée par la suite dans une grande école d'ingénieur après la réussite aux concours. Cette voie, nous l'offrons à Esprit prépa avec des classes MPSI et MP/MP* dans le cadre d'un partenariat avec le lycée Saint-Geneviève « Ginette ». Ces classes préparatoires tournent conformément aux standards français et sont à même de préparer aussi bien aux concours français (Polytechnique, Mines-Ponts, Centrale-Supélec, Concours communs polytechniques, etc.) qu'aux concours nationaux. Là un seul chiffre suffit pour traduire le sérieux, les ressources déployées et la performance à Esprit prépa : un taux d'admissibilité de 85% aux concours français en 2010-11.

Pour d'autres bacheliers, la prépa n'est pas la panacée. ESPRIT leur offre la possibilité de devenir un ingénieur opérationnel dans un domaine de leur choix, avec l'assurance de bénéficier d'une formation de qualité au sein d'un cursus intégré et progressif de 5 années d'études post-baccalauréat. Sans revenir sur les spécificités d'ESPRIT, les formations dispensées font du diplômé d'ESPRIT un ingénieur très bien apprécié et immédiatement employable : le taux d'insertion au premier emploi des diplômés avoisine 100%.
Derrière cet indicateur de performance, il n'y a guère de mystère : un corps de 140 enseignants permanents (près d'un enseignant pour 15 élèves ingénieurs), des infrastructures de qualité et des choix pédagogiques appropriés.

Pour conclure, le maître mot dans la politique de formation poursuivie à l'école est décloisonnement et équilibre subtils, entre la théorie et la pratique, entre les cours classiques et l'approche par les problèmes et les projets, entre les connaissances et les compétences, entre les sciences et techniques de base et les disciplines d'ouverture, entre la formation à l'école et les activités de mise en situation en entreprise, entre les compétences purement scientifiques et techniques et les compétences transversales, etc.

5. Comment promouvoir l'enseignement privé universitaire en Tunisie: que doit faire le gouvernement? Que doivent faire les universités?

Naceur Ammar

Pour casser avec la dualité public-privé et faire de sorte que les deux secteurs offrent des formations à la mesure des attentes des étudiants, futurs citoyens du nouveau monde, plusieurs problèmes devraient être abordés rapidement :

- Celui du financement de l'enseignement supérieur pour le doter des ressources nécessaires à son développement. Dans ce cadre, il faudrait sortir des schémas classiques opposant un enseignement public quasi gratuit et un enseignement privé pour riches, et imaginer des solutions plus efficientes s'inscrivant dans un partenariat public-privé ;

- Celui du rôle de régulation dans lequel devrait s'inscrire plutôt le MESRS en dotant les établissements publics d'une autonomie et en mettant en place des institutions pour l'évaluation et l'accréditation, à même de pousser tous les opérateurs publics et privés à s'insérer dans un processus permanent d'amélioration de la qualité.

- Celui d'une plus grande transparence dans la communication avec les étudiants pour qu'ils puissent bien faire leur choix et assumer pleinement leur rôle dans le système.

6. Comment attirer plus d'étudiants étrangers?

Naceur Ammar

La destination Tunisie pour les étudiants étrangers ne peut devenir crédible et sérieuse que si elle offre des avantages comparatifs, combinant les facteurs coût et qualité par rapport à l'alternative offerte par des pays avancés.
La qualité ne se limite pas à brandir une offre de diplômes et avancer quelques moyens. Désormais, la mesure de la qualité se fait de plus en plus par des organes tiers d'évaluation et d'accréditation. Sans ce souci d'insertion dans le cadre d'une démarche de qualité totale, l'attrait des étudiants étrangers risque d'être freiné, mondialisation de l'enseignement supérieur oblige.

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1 Commentaire
Les Commentaires
Mansour Lahyani - 26-07-2012 16:23

Mohamed Naceur Ammar n'a-t-il pas été ministre des TIC sous Ben Ali ?

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