Kerkennah: Naturante nature
À une vingtaine de kilomètres de Sfax, à peine une heure de route, Kerkennah est un archipel de hauts-fonds entouré; le transbordeur le reliant au continent n’y accède que par le sud, aux ports de Mellita dans l’île Gharbi. Aux ports du nord, à Kraten et à El Attaya, n’accostent que les felouques des pêcheurs locaux.
Kerkennah est communément réputée n’être qu’une île dont les parties sont reliées par un minuscule pont : Mellita, la première, plus petite, et la seconde, plus grande, réunissant plusieurs villages dont le principal nommé Remla. Outre ces deux îles, l’archipel comprend en fait plusieurs îlots inhabités tels Sefnou, Chermadia, Gremdi et Remadia. Dans ce bout de terre minuscule, à l’écart du tumulte du continent, on retrouve une vérité, une sérénité rares.
Ici, une exiguïté suffit pour redécouvrir le vaste monde et, à sa juste mesure, retailler son univers déformé aux illusions de grandeur ou visions de petitesse. La superficie d’à peine quinze mille sept cents hectares où le parcours est de courte distance, où l’escalade est de hauteur basse : longueur de quarante-cinq kilomètres, plus grande largeur ne dépassant pas onze kilomètres et altitude culminant à treize mètres.
Dans cette nature naturante, natura naturans, comme diraient les philosophes, cause et effet des choses visibles de la nature, natura naturata, les visions de rêve ne manquent pas. Heureux qui s’y rend!
Il découvre qu’externe, le regard saisit en nous la substance, mais de soi, on ne voit que l’apparence ; il faut l’intérioriser pour en saisir l’essence, regarder avec le cœur. Éclate alors au grand jour le sens profond, mais ignoré d’une philosophie innée où se saisit la valeur des racines orientales, émergeant à leur sagesse, redécouvrant ce qu’est la baraka au vrai. Rester soi, c’est une grande force. Béni de Dieu qui foule le sol de Kerkennah, disent les anciens; il en tombe amoureux, ne pouvant plus s’en passer. C’est qu’elle est la véritable île des Lotophages selon les plus puristes des historiens.
Bucolique insularité
À leur faîte, dégarnis sont les palmiers ; des gargoulettes en pendent. On en tire du legmi, jus dont la fraîcheur est un régal au petit matin que l’on boit aux pieds des dattiers chauves avant que les hommes ne disparaissent entre les flancs de bâtiments petits, longs et étroits, sans voile ni aviron, échoués au bord de la mer. À la pâle clarté d’un fanal encore allumé en haut d’un mât, on part à la pêche ou l’on s’affaire à de menus travaux sur les embarcations. Le palmier est une bénédiction divine pour les îles ; il est toute utilité ; on se sustente de son succulent fruit qui redonne des forces ; on se désaltère de son jus étanchant la soif et on utilise ses branches pour la pêche au poisson : palmées, elles sont dans les pêcheries ; effeuillées, elles font de bonnes tiges pour la battue. On sustente aussi ses forces de raisins, figues et dattes ; la gourmandise préférée de beaucoup est cependant un fruit sauvage qui poussait partout sur les îles en talus bordant les champs de figues et de vignes ; mais le béton avançant à pas de géant a partout remplacé les figues de Barbarie.
Au bord de la mer, il arrive qu’on voie encore de vastes surfaces parsemées de brins d’alfa séchant au soleil torride ; importées du continent, ses feuilles occupent les insulaires à la fabrication de leur sparterie. L’alfa distribué aux nombreuses mains en quête d’occupation est ainsi un supplément de gain ; on en fait des cordes, des couffins, des cabas et des scourtins, utilisés dans la vie de tous les jours ou rapportés sur le continent pour être vendus aux huileries, grandes consommatrices, nombreuses surtout à Sfax. On en trouve aussi à l’entrée des appartements en guise de paillasson ou parfois en décoration d’intérieur avec de petites drinas, accrochées au mur. Ces drinas sont des nasses, treillis de forme oblongue en tigelles de régime de palmier ; montés sur des cercles de soutien taillés dans le pédoncule fibreux du régime, ils ont le fond en résille d’alfa qui s’ouvre par une cordelette et le dessus en forme d’entonnoir se terminant en bouquet empêchant le poisson qui y entre de ressortir.
Elles se retrouvent dans les pêcheries fixes s’étendant à perte de vue, les chrafis. Ce sont des rideaux de palmes plantées dans le lit de la mer, en délimitant une étendue, canalisant avec les courants de la marée la progression des poissons vers des chambres de capture munies des drinas.
On peut faire de miraculeuses pêches en bord de mer, les gens des îles sont maîtres dans l’art d’attraper les crabes, d’en reconnaître les différentes variétés, en distinguer même la plus maligne. Lors de la saison de la pêche aux poulpes, des amphores d’argile sont attachées à de longues cordes, immergées à la fin du jour et retirées aux toutes premières lueurs de l’aube avec les mollusques y venant se réfugier la nuit, capturés ainsi durant leur sommeil. Le mulet et le bar sont souvent capturés par un attroupement d’adultes et d’enfants à mi-corps dans l’eau, qui agitent des morceaux de bois, frappant les vagues éclaboussées de poissons effrayés, quittant les profondeurs de l’eau, retombant sur filets et claies flottants à la surface.
Radieuse humanité
Kerkennah est pour les connaisseurs le radeau dans la mer des périls, une magique baguette pour faire pousser des moissons sur toutes les terres décrétées indéfiniment en jachère. Sur ces îles, les plus sages s’étonnent toujours comment l’on peut vivre obscur quand il ne tient à rien et qu’à soi de resplendir. À l’écart du continent grouillant de fourmillantes cités en manque de rêves, il est sécrété ici la phéromone de l’aventure humaine, trop humaine: une faim de vivre vite, une soif d’être juste. Entre une forêt de mâts et de fonds plats de barques bariolées, quelques femmes promènent une poignée de moutons, chèvres et brebis ; drapées de longues étoffes de couleur rouge or et vert, toujours traditionnellement dévoilées, elles portent un chapeau de paille pour se protéger de la morsure du soleil, car leur coquetterie est d’être à jamais naturelles.
Même si elle est, du dehors, visible, intérieure est la vraie beauté. Elle est en tout Kerkennien resté fidèle à sa terre, à sa nature; car il peut aussi se renier, changer de peau grâce à une faculté d’adaptation qu’il partage avec ses concitoyens, mais portée à l’excès propre aux insulaires, dans le meilleur comme dans le pire. Les pieds dans l’eau, un coquillage à l’oreille, une jeune des îles fait écouter à sa mère des cormorans crieurs et des mouettes pillardes ; épars, comme de blanches corolles, ils flottent sur une mer calme où les voix sont toujours bercées par un bruit de vague, chahutée par les voix humaines comme autant d’oiseaux de mer. Bientôt, la maman ira se baigner dans sa robe de lin, avant de se faire recouvrir de sable humide jusqu’au cou tandis que sa fille s’abritera sous l’un des innombrables palmiers au pied si proche de l’eau dans laquelle elle ramassera tantôt les coquillages ; il lui arrive aussi d’y attraper des seiches, des poulpes, des calmars et surtout des crabes.
On s’assoit volontiers en bord de chaussée à méditer la vie, et on passerait des heures à observer le vaste monde en ce microcosme insulaire; ici, le macrocosme est dans ses origines divines. De jeunes cyclistes, adultes piétons ou vieux passants, pieds nus, en babouches ou sandalettes, en tricot de corps ou torse nu salueront celui qui est assis sans même le connaître. Par la vivacité des valeurs ancestrales, on distingue les insulaires traditionalistes des estivants non conformistes : celui qui roule salue en premier le marcheur, lequel doit le salut à celui qui est assis comme le voyant le doit à l’aveugle. À l’intermittence de l’ombre de la double frondaison des arbres sur l’unique route goudronnée, certains gars chantent les standards de la jeunesse, s’amusant à l’auto-stop, du sable chaud aux sandalettes, l’air marin aux narines, un hâle brunissant la peau.
D’autres sont sur les plages, dernier libre champ des rêves, propices au troc au contact des touristes — tous risques pour certains —, passagers de la vague en bermudas pour la plupart, où rares se distinguent ceux avec un maillot, trahissant une extranéité, d’origine ou d’emprunt. Il y en a pas mal qui pratiquent des talents de polyglotte ou improvisent un art de mouvements syncopés selon les canons des standards internationaux des meilleures danses urbaines.
Dans les sentiers, sur les pistes, au bord de la mer, près des hôtels, dans les cafés des villages, féminine ou masculine, la jeunesse est avide de reconnaissance, à l’affût d’une chance de pratiquer ses arts multiples, d’exhiber ses talents tel un athlète au mieux de sa forme, privé de compétition ; son sein est gros d’une promesse de naissance et d’un désir porté à son incandescence sans la jouissance qui l’éteint et qui l’étreint.
Le sensuel, l’inhabituel, l’air d’un ailleurs inaccessible est partout, attirant les yeux qui s’attardent sur l’interdit, bousculant le refoulement, magnifiant le chahut en se chargeant de muettes paroles ou de velléitaires et si folles rêveries. Dans les yeux absents du cauchemar du quotidien, le regard est plein de rêves sans fin, aux dialogues sans paroles, aux coups d’œil chargés des plus intarissables confidences.
Farhat Othman
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