L’économie bleue: l’émergence du concept et ses significations
Par Oum Kalthoum Ben Hassine. Professeur Emérite des Universités
Introduction
L’économie étant l’un des trois piliers du développement durable, elle doit de ce fait remédier aux impacts négatifs du modèle économique traditionnel (économie rouge) en proposant des nouvelles alternatives. C’est dans ce contexte que de nouveaux modèles économiques ont émergé à la suite de la Conférence des Nations Unies sur l'environnement et le développement (sommet de la Terre), organisée en juin 1992 à Rio de Janeiro (Brésil) et au cours de laquelle un basculement s’est opéré dans les manières de concevoir les relations entre économie et environnement de façon à ce que le développement se devrait d’être durable et de combiner dimensions environnementales, économiques et sociales (Boisvert et Foyer, 2015).
Parmi ces modèles, figurent l’économie verte et l’économie bleue.
Ainsi, en étroite parenté avec le concept de développement durable, mais avec une permutation opportune de l’ordre d’énonciation des trois volets du triptyque économique/social/environnemental (Mousel, Hours et Lapierre, 2013), le concept d’"économie verte" a été inventée par le Programme des Nations Unies pour l’Environnement en 2008 et définie comme étant «une économie porteuse d’amélioration du bien-être humain et de l’équité sociale tout en réduisant de manière significative les risques environnementaux et la pénurie de ressources» (PNUE, 2011).
Toutefois, ce n’est qu’à la Conférence des Nations Unies sur le Développement Durable (Conférence des chefs d’Etats) dite de RIO + 20 (2012) que la notion d’"économie verte" s’est imposée, suite à la crise financière de 2007-2008 et au problème du changement climatique. Le concept d’"économie verte" a donc été normalisé et diffusé par les institutions internationales afin de constituer une nouvelle étape dans la réconciliation entre environnement et économie et ceci en présentant l’environnement non plus comme un paramètre à prendre en compte ni comme une contrainte, mais plutôt comme une opportunité. Ainsi, «de la même manière que Rio 92 avait été la véritable rampe de lancement du développement durable ou de la biodiversité, Rio+20 devait être un moment privilégié de la mise sur agenda de l’économie verte» (Boisvert et Foyer, 2015).
Quant au concept d’"économie bleue", il a été initié en 2009/2010 par l’économiste-écologiste-entrepreneur belge Gunter Pauli qui, pour mettre en pratique son concept, a fondé le réseau ZERI (Zero Emission Research and Initiative) et a théorisé le principe de ce type d’économie dans un livre intitulé l’Économie bleue paru en 2010 et réédité en 2015 sous le titre « The Blue Economy 3.0 ». Il s’agit d’un modèle circulaire (valorisation des déchets), local (basé sur ce qui est localement disponible) et à vision systémique.
L’objectif de ces nouveaux modèles est le changement du modèle traditionnel de croissance, appelé modèle linéaire qui consiste en l’extraction, la fabrication et la consommation des produits avec une utilisation importante de matières premières et d’énergies qui amène à l’épuisement des ressources et à la production massive de déchets dans l’environnement avec de nombreuses conséquences nuisibles sur les écosystèmes. Cependant, ces nouveaux modèles qui ont le même objectif, à savoir limiter les impacts négatifs sur l’environnement, diffèrent essentiellement par leur mode d’action et leur efficacité.
Le concept d’économie bleue initié par Gunter Pauli
Au début des années 90, Gunter Pauli, un multi-entrepreneur belge partisan fervent et engagé de l’économie verte, a créé l’entreprise Ecover pour la fabrication de détergents biologiques à base d’huile de palme importée d’Indonésie. Cependant, il s’est vite rendu compte que bien que ses lessives soient biologiques et aient un impact environnemental réduit, leur production ne peut pas être considérée comme durable étant donné qu’elle entrainait la destruction des forêts tropicales humides (déforestation) par la culture intensive du palmier à huile et occasionnait en même temps la disparition de l’habitat des orangs-outans. Gunter Pauli a alors pris conscience que la biodégradation n'est pas la durabilité, que les produits biologiques dont les prix sont élevés ne sont accessibles qu’aux riches (environ 1% de la planète) et que le transport de certains intrants, comme l’huile de palme, génèrent une empreinte carbone (https://fr.wikipedia.org/wiki/Empreinte_carbone) élevée. Il est alors devenu évident pour lui qu’«à la place du modèle économique classique (économie rouge) où le moins cher domine et celui de l’économie verte, peu accessible aux consommateurs, une troisième voie était à imaginer, un modèle où la valeur ajoutée développe de façon circulaire l’économie locale» (Gunter Pauli, Interview à Echologia le 15 octobre 2019: https://www.lamayenne.fr/page/rouge-verte-bleue-leconomie-change-de-couleur).
Dans ce nouveau modèle qui s'inspire de ce que fait la nature, la durabilité est la capacité de répondre aux besoins fondamentaux "de tous avec ce que nous avons", à l’inverse de l’économie rouge qui est basée sur ce que "nous faisons et non pas sur ce que nous avons" et de l’économie verte qui ne prend pas en considération le fait que la biodégradation n'est pas la durabilité et qui ne fonctionne que pour les riches.
C’est ainsi que le concept d'"économie bleue", aux couleurs du ciel, des océans et de la planète bleue (la Terre), est apparu, initié par Gunter Pauli qui s’est aperçu que l’économie verte se développe au détriment des écosystèmes pour satisfaire les besoins de certaines populations nanties aux dépens d’autres beaucoup plus nombreuses et démunies.
L’économie bleue signifie alors une économie inclusive, non polluante (ne détériore pas l’environnement), circulaire et locale. En effet, elle s’inspire de la nature et du fonctionnement des écosystèmes en s’appuyant sur la Biomimétique (Ingénierie inspirée du vivant : https://fr.wikipedia.org/wiki/Biomim%C3%A9tisme) pour favoriser une production biologique où chaque déchet d’une activité devient une source d’énergie ou une matière première ou bien un nutriment pour une autre activité comme par exemple l’utilisation du marc de café pour cultiver des champignons comestibles et vendables et dont les déchets serviront eux-mêmes de nourriture aux poules, qui fourniront à leur tour des œufs ou bien les cultures aquaponiques qui unissent la culture de plantes et l'élevage de poissons (https://fr.wikipedia.org/wiki/Aquaponie). Ainsi, dans ce nouveau modèle économique, ce qui est produit est réutilisé, à l’instar du fonctionnement des écosystèmes qui ne produit pas de déchets mais à l’inverse du modèle économique mondialement répandu qui produit beaucoup de déchets et en recycle très peu. Dans ce nouveau modèle l’utilisation efficace des ressources est génératrice de modes de consommation et de production durables.
Cette économie de «l’optimisation et non de la maximisation fait interagir en proximité des composants entre eux afin de créer nourriture, habitat, emplois, énergie et revenus» (Gunter Pauli : Interview à Echologia le 15 octobre 2019). Il s’agit donc d’une économie de proximité basée sur une production locale garantissant une très basse empreinte carbone de l’activité humaine et où on investit peu, contrairement à l'économie verte qui nécessite des investissements importants.
Ainsi, Cette économie est fondée sur les principes suivants:
• utilisation des ressources locales (matières premières, énergie),
• réutilisation des déchets de façon à ce que chaque déchet devient un composant d’une nouvelle activité et génère des plus-values,
• satisfaction des besoins de toute la société au prix "le plus juste" en préservant l’environnement.
L’instauration de cette économie durable nécessite donc une créativité et une innovation aptes à opérer des changements radicaux des modèles sociétaux et économiques et à réinventer un nouveau modèle, qui en s’inspirant du fonctionnement des écosystèmes, ne génère pas de gaspillage, étant donné que la matière est utilisée et réutilisée.
L’économie bleue maritime ou océanique
A l’instar de la Conférence de Rio 92, qui a été l’occasion de la mise à l’agenda du développement durable et de la biodiversité (Agenda 21), la Conférence des Nations Unies Rio+20 (2012) a été le moment privilégié de la promotion de la notion d’"économie verte" comme une incarnation pratique et un aboutissement du développement durable et dont le principal défi est l’éradication de la pauvreté. En effet, «l’apparition du terme, sa sacralisation par l’ONU et plusieurs instances internationales, son adoption par nombre d’Etats membres au moins comme élément de langage labellisé, sont strictement contemporains au désordre accentué qui sévit sur la planète» (Mousel, Hours et Lapierre, 2013).
Au cours de cette conférence, les petits Etats insulaires en développement (PEID) ont plaidé, en raison de leur petite taille, pour que la gestion durable des océans soit intégrée au concept d’économie verte. C’est ainsi que dans la déclaration finale de la Conférence Rio+20, les chefs d’État et de gouvernement ont déclaré que «les océans, les mers et les zones littorales font partie intégrante et essentielle de l’écosystème de la Terre et sont indispensables à sa survie». (http://www.adequations.org/spip.php?article1151#s28).
Cependant, c’est à la troisième Conférence Internationale des Nations unies sur les PIED, tenue à Samoa en 2014, que la question de la mer était très présente et était notamment portée par les Etats des petites îles menacées de submersion. Ainsi, l’importance du développement durable, fondé sur les ressources maritimes, a été soulignée. Les débats ont alors abouti à l’adoption du concept d’"économie bleue" aux couleurs des mers et des océans comme une déclinaison de l'économie verte dans les zones océaniques, marines et côtières.
Cette nouvelle dénomination, attribuée à l’économie maritime, semble indiquer que l'océan est devenu un nouveau point central du discours sur la croissance et le développement durable, aussi bien au niveau national qu'international. Le monde est alors, à bien des égards, à un tournant dans la définition de ses priorités économiques dans l'océan. Ainsi, au moment où les instruments traditionnels du droit international apparaissent impuissants à agir contre l’érosion de la biodiversité marine, à alléger les pressions anthropiques et à contrer les grandes menaces qui pèsent sur cette biodiversité, ce nouveau paradigme de l’"économie bleue" maritime s’inscrit dans une logique de développement durable «visant à concilier la croissance économique avec les impératifs écologiques actuels et à mettre en relation les différentes parties prenantes, publiques ou privées, intervenant dans le domaine maritime» (Ricard, 2021).
Après son émergence, ce concept d’économie bleue maritime est demeuré très flou, en raison de l’absence d’une compréhension commune, ce qui a entraîné la coexistence de divers points de vue et de différentes définitions. En effet, au début, les significations de ce concept étaient ni largement acceptées ni cohérentes, et certaines étaient tellement vastes et vagues qu’elles donnaient lieu à des interprétations différentes. Ainsi, pour l’Afrique, l’économie bleue inclut toutes les étendues d’eau et les rives, qu’il s’agisse des océans et des mers, des côtes, des lacs, des cours d’eau et des nappes souterraines. Elle impliquait une série d’activités économiques traditionnelles (Commission économique des NU pour l’Afrique, 2016), alors que pour les Territoires d’Outre-mer, cette économie bleue maritime englobait toutes les activités économiques uniquement liées aux océans, mers et côtes. Elle comprenait aussi l’ensemble des activités de soutien directement et indirectement nécessaires à son fonctionnement (Comptes Economiques Rapides de l’Outre-mer, 2016).
En outre, ces premières définitions, suffisamment floues et générales, ont amené à des confusions et à des amalgames, à tel point que les pays riches ont continué, dans le contexte de l’économie bleue, à exploiter les bioressources marines des pays africains, ce qui a poussé la journaliste Sophie Mignon à écrire, dans le N°48 de Notre Afrik (oct. 2014) sous le titre "le pillage industriel de l’économie bleue", «chaque année, l’Afrique de l’Ouest perd jusqu’à 1,6 Milliards de dollars, un manque à gagner occasionné par la pêche illicite de navires industriels occidentaux».
Pourtant, l’"économie bleue maritime", qui diffère du concept de l’"économie bleue circulaire" initié par Gunter Pauli, est une application du concept de développement durable aux mers et aux océans. C’est pour cela qu’un dénominateur commun à tous les points de vue et à toutes les définitions est apparu, à savoir la durabilité qui distingue alors l’économie bleue maritime de l’économie maritime traditionnelle. Cette dernière ne peut donc s’intégrer dans l’économie bleue que si elle met la durabilité de l’exploitation des mers, des océans et des écosystèmes côtiers au cœur des priorités économiques. C’est dans ce cadre que la Banque mondiale a élaboré, en 2021, la définition suivante : «l'économie bleue est l’utilisation durable des ressources marines en faveur de la croissance économique, l’amélioration des revenus et des emplois, et la santé des écosystèmes marins», ce qui signifie que l’on peut continuer à développer une économie maritime sans épuiser les ressources. C’est ainsi que l’économie bleue océanique se propose de favoriser la pêche et l'aquaculture durables, d'établir des aires côtières et marines protégées, de lutter contre la pollution, d'intégrer la gestion des ressources côtières et de développer les connaissances et les capacités qui améliorent la santé des mers et des océans. En outre, elle couvre un large éventail de secteurs d’activités maritimes et donc inclut diverses composantes, y compris les activités traditionnelles établies cependant durables telles que la pêche, l’aquaculture, le tourisme et le transport maritime, mais aussi des activités nouvelles et émergentes, telles que les énergies renouvelables offshores, l'aquaculture durable multi-espèces, les activités d'extraction des fonds marins, la biotechnologie marine et la bioprospection.
Toutefois, la mise en œuvre de cette durabilité demeure complexe et difficile. C’est ainsi que la flotte des pays pêcheurs continuent, à l’heure de l’économie bleue maritime, à piller les bioressources des mers et des océans.
De plus, suffit-il que l'activité économique future minimise les dommages causés aux mers et aux océans quand ceux-ci seraient déjà "à bout de souffle" et où, d’après une étude publiée le 23 février 2018 dans la revue scientifique américaine Science, la pêche industrielle exploite actuellement au moins 55 % de la superficie totale des océans?
Ce même questionnement a amené Catherine Le Gall, journaliste et auteure de «l’Imposture océanique», à considérer qu’en fait le concept d’économie bleue maritime «a été insufflé par les grands intérêts capitalistes, qui défendent le développement d’activités maritimes au détriment des pêcheurs et des communautés locales». Il en est de même pour Ricard (2021) qui s’interroge sur les bénéfices réels de l’économie bleue océanique «en ce qui concerne l’objectif de conservation de la biodiversité marine, mais aussi sur la privatisation progressive des océans qu’il induit et les conséquences de ce phénomène peu démocratique».
Dans ce contexte d’interprétations contradictoires, l'objectif de l’approche de l’économie bleue maritime ne doit-il pas plutôt être la restauration de la santé des mers, des océans et des écosystèmes côtiers? Dans ces conditions, le point de vue le plus acceptable est celui formulé en 2015 lors du Sommet Mondial de l'Océan (World Ocean Summit) et qui stipule qu’«une économie durable des océans émerge lorsque l'activité économique est en équilibre avec la capacité à long terme des écosystèmes océaniques à soutenir cette activité et demeurer résilients et en bonne santé».
Conclusion
Il n’en demeure pas moins qu’actuellement deux approches du concept d’économie bleue coexistent:
- l’une est circulaire, locale et à vision systémique, inventée par Gunter Pauli en réponse aux insuffisances de l’économie verte;
- l’autre est une approche issue de l’application du concept de développement durable aux activités maritimes et constitue de ce fait une composante de l’économie verte, initiée par les Organisations Internationales.
La coexistence de ces deux approches accentue les confusions et les amalgames qui ponctuent la littérature disponible.
Parmi ces deux approches, celle de L’économie bleue circulaire, qui exige une grande créativité et de l’innovation pour recycler tous les déchets, est la plus apte à préserver la planète Terre car si «les musées préservent notre passé, le recyclage préserve notre avenir» comme l’a si bien énoncé le philosophe-sociologue allemand Theodor W. Adorno.
Oum Kalthoum Ben Hassine
Professeur Emérite des Universités
Références
Boisvert V. & Foyer J., 2015. - L’économie verte : généalogie et mise à l’épreuve d’un concept technocratique. CNRS Editions, 2015.
Commission Economique des Nations Unies pour l’Afrique, 2016. - L’économie bleue en Afrique : Guide pratique: https://www.commissionoceanindien.org/wp-content/uploads/2021/07/UNECA-Economie-bleue-guide-pratique.pdf
Comptes Economiques Rapides de l’Outre-mer, 2016. - Edition de l’Institut d’Emission d’Outre-mer.
Foyer J., 2015. - Regards croisés sur Rio+20, la modernisation écologique à l’épreuve. CNRS Editions, 2015.
Mignon S., 2014. - Le pillage industriel de l’économie bleue, Notre Afrik, n° 48, 2014.
Mousel M., Hours A. et Lapierre C., 2013. - Economie Verte, histoire et définitions. L’Encyclopédie du Développement Durable, N° 185 Mars 2013.
Programme des Nations Unies pour l’environnement (PNUE), 2011. - Vers une économie verte : Pour un développement durable et une éradication de la pauvreté – Synthèse à l’intention des décideurs, 2011, p. 1-20
Ricard P., 2021. - Le nouveau paradigme de l’‘économie bleue’. Les entreprises et autres opérateurs privés au secours de la protection de la biodiversité marine? - L’Observateur des Nations Unies, 2021, 48(1), pp. 85-116.
The Economist - Intelligence Unit, 2015. - The blue economy Growth, opportunity and a sustainable ocean economy An Economist Intelligence Unit briefing paper for the World Ocean Summit 2015.
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