Riadh Zghal: Transformer plutôt que réformer le système éducatif et changer de paradigme
Comme tous les autres secteurs d’activités dans notre pays, le système éducatif est géré conformément au paradigme de l’administration centralisée et standardisée des curricula et de l’administration sans considération des différences parmi les apprenants ni des spécificités locales.
Ce paradigme apparaît de moins en moins adapté à un nouveau contexte bousculé par le développement vertigineux des savoirs et de la technologie en plus des crises politiques et géopolitiques annonciatrices d’un monde en mutation. Tout cela contribue à générer une incertitude sur ce que sera l’avenir. Néanmoins, les forces motrices des changements sont connues : domination d’une économie de la connaissance qui traverse tous les secteurs de l’activité humaine, ce qui induit des exigences nouvelles en matière de compétences recherchées pour l’emploi et l’entrepreneuriat ; crise des modèles de gouvernance du fait d’une crise de citoyenneté.
Si le système éducatif a pour mission de donner une formation aux nouvelles générations qui soit en harmonie avec l’avenir qui les attend, le besoin de transformer ce système et non de le réformer paraîtra évident. Or il ne peut y avoir de transformation sans changement de paradigme. Le paradigme touche aux principes fondateurs de l’action. Selon Thomas Kuhn, «un paradigme désigne une constellation de croyances, valeurs, techniques, etc. partagées par une communauté donnée.»(1)
Le changement de paradigme devrait commencer dès la petite enfance. C’est à cet âge que l’on peut découvrir les prédispositions et les talents de tout un chacun. Les talents sont physiques, artistiques et pas seulement intellectuels. C’est aussi l’âge où l’on jette les bases des compétences à développer qui soient en harmonie avec ce monde en mutation. Sir Ken Robinson, un leader en matière de créativité et de réforme éducative, affirmait lors d’une conférence en 2006 : «Nous devons repenser les principes fondamentaux sur lesquels nous éduquons nos enfants. Et la seule façon d’y parvenir est de voir nos capacités créatives pour la richesse qu’elles sont, et de voir nos enfants pour l’espoir qu’ils sont. Notre tâche est d’éduquer tout notre être pour qu’il puisse affronter cet avenir. Nous ne verrons peut-être pas cet avenir, mais eux le verront. Et notre tâche est de les aider à en faire quelque chose.»(2)
Quand il y a crise du système éducatif, il y a tout à craindre pour le présent et surtout pour l’avenir du pays. A cet égard, le rôle de l’enseignant est stratégique. L’enseignant-formateur-éducateur creuse dans une mine vitale pour la société, une mine qui constitue à court, moyen et long terme le capital humain de l’ensemble du pays. En situation de crise du système éducatif, ce sont eux qui en souffrent le plus. Aujourd’hui, les maux du système éducatif sont multiples:
• Une pédagogie désuète qui n’attire plus les enfants d’un monde qui a changé, encourage au décrochage scolaire, à la violence dans les établissements scolaires, la désaffection de l’école et de l’université. En témoignent les milliers d’élèves qui décrochent et la décroissance des effectifs d’étudiants dans notre pays depuis 2009.
• De mauvaises conditions matérielles, des programmes peu attractifs, des méthodes pédagogiques inadaptées aux changements technologiques auxquels accèdent les apprenants (Internet, réseaux sociaux) et souvent le manque de compétence des enseignants par rapport aux changements générés par la technologie et l’économie de la connaissance.
• L’intérêt porté par le milieu social pour les diplômes davantage que pour le savoir. La rage d’obtenir des diplômes ou des certificats de niveau sans rapport avec les acquis de savoir et de capacités ouvre une grande avenue pour la triche aux examens et diverses formes de corruption.
• Le profond changement de profil des apprenants que Michel Serres qualifie de «mutants»(3), davantage sollicités par les réseaux sociaux, la pratique, le pragmatisme que par la lecture et la spéculation intellectuelle, d’où la tendance à saisir les messages au premier degré plutôt que de s’approfondir et d’exercer un esprit critique.
• Parallèlement, l’observation de diplômés sans emploi qui peuplent les cafés alimente un désintérêt pour les études, d’où le désengagement d’abord, puis le décrochage scolaire.
• L’absentéisme des apprenants et le déficit de confiance dans l’enseignant.
• Dans un monde dominé par l’argent et la consommation, l’enseignant mal rémunéré est exposé à une dévalorisation sociale et aux tentations de corruption.
• La bureaucratie qui, au lieu de réaliser les changements qui s’imposent au moment opportun, décourage, sinon freine l’initiative de ceux parmi les enseignants engagés et innovants…
Finalement, toutes les défaillances, le déficit cumulé de performance du système éducatif rejaillissent sur le capital intellectuel et humain national. Le mal a atteint une telle gravité qu’il y a besoin de transformer le système éducatif en changeant de paradigme.
Cela nous amène à poser la question : comment le système éducatif est-il perçu par les décideurs, aussi bien ceux qui décident des politiques que ceux qui décident du tir au flanc et des grèves ? L’éducation et la formation constituent un système ouvert, un espace d’interactions internes et externes entre une multitude d’acteurs. L’enseignant est impliqué dans un effort d’adaptation au contexte particulier dans lequel il est inséré professionnellement. Il est également tenté d’innover selon son degré d’engagement envers sa mission. Mais ses innovations restent limitées à son expérience et rares sont les initiatives qui bénéficient de l’écoute des décideurs puis de leur diffusion. Les apprenants sont aussi potentiellement innovateurs si la pédagogie employée stimule sans cesse leur curiosité, leur offre des opportunités de s’exprimer, de réaliser collectivement un projet dans le cadre d’un club, d’une activité parascolaire. Prenons le cas de l’enseignant qui exerce dans une zone rurale reculée. Il fait désormais partie de cet environnement qui lui était plus ou moins étranger. S’il porte un regard scrutateur sur cet environnement, il va constater que ce n’est pas un désert de connaissances car, dans leur effort d’adaptation à leur milieu, voire de survie, les habitants ont développé des connaissances et l’adaptation pousse à l’innovation : «الحاجة تولد الحيلة».
Parmi ces connaissances, certaines peuvent être utilisables pédagogiquement. Accorder un intérêt à la connaissance produite et détenue par les populations locales, tel l’exemple d’une institutrice qui fait collecter par ses élèves des graines locales et les planter à l’école ou cette professeure d’arabe exerçant dans un milieu urbain qui propose à ses élèves adolescents, dans le cadre d’un club de l’entrepreneuriat, d’écrire des histoires courtes inspirées de leur vécu au quotidien. Les histoires sont lues, discutées en classe puis servent à confectionner des livrets. De telles expériences innovantes au sens où elles sont en marge des programmes établis valorisent le savoir de la population locale, donnent l’occasion à l’apprenant d’être un observateur de son milieu, un acteur-animateur dans sa classe, son école, sa communauté. Cela rejaillit sur la perception de soi chez les apprenants amenés à poser un regard positif sur leur communauté, particulièrement si elle vit dans une localité périphérique sous-estimée ailleurs.
La crise actuelle du système éducatif a pour conséquence un profond malaise parmi les enseignants, qui s’exprime à travers les mouvements syndicaux, l’absentéisme, les demandes de retraite anticipée. Au lieu de se contenter de prendre des décisions au sommet, même en faisant appel à des experts choisis par l’administration, il est fort utile d’accorder une écoute attentive à la parole des enseignants et des apprenants. Deux moyens pourraient servir à cela : a) des enquêtes périodiques sondant le moral des enseignants et leur degré d’engagement afin d’identifier les problématiques nationales et celles relatives aux différences locales. Les problématiques différenciées conduiront à des solutions adaptées, donc à une meilleure performance dans leur application, b) la collecte, la valorisation et la diffusion des innovations réalisées par des enseignants. Cela fournit le moyen de mettre à profit l’intelligence collective pour la gestion des changements profonds dont a tellement besoin le système éducatif. A cet égard, le débat devrait s’appuyer sur une approche humaniste et pragmatique, de valorisation des savoirs et des ressources humaines qui font marcher le système éducatif du pays.
Riadh Zghal
(1) Thomas Kuhn (1962), The structure of Scientific Revolutions, The University of Chicago Press.
(2) Ken Robinson est l’auteur de Out of Our Minds: Learning to Be Creative, John Wiley & Sons, 2011
(3) Michel Serres (2012), petite poucette, Le Pommier
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